Rencontre avec la fondatrice d'Opale Care, Vigdis Morisse-Herrera, qui nous livre dans une interview exclusive son parcours, les origines de cette initiative et les ambitions de sa startup pour lutter contre les violences conjugales.
Les violences conjugales représentent un fléau majeur en France. En 2023, le ministère de l’intérieur a enregistré environ 271 000 victimes de violences conjugales, dont une écrasante majorité de femmes, marquant une augmentation de 10 % par rapport à l'année précédente.
Fondée à Montpellier en 2024, Opale Care propose une application permettant aux victimes d'évaluer leur situation grâce à un questionnaire anonyme de 200 questions, couvrant divers types de violences : psychologiques, physiques, sexuelles, administratives, cyberviolences, économiques et vicariantes.
Opale Care vise à sensibiliser et à fournir un soutien immédiat aux victimes, tout en impliquant les entreprises dans cette démarche. Avec des outils intégrés aux environnements professionnels, la startup facilite l'accès à des ressources essentielles pour les salariés concernés. Vigdis Morisse-Herrera, elle-même victime de violences, nous raconte le parcours qui l’a menée à imaginer cette approche.
Votre expérience personnelle est au cœur de la création d’Opale Care. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous impliquer aussi profondément dans cette cause ?
Je suis une ancienne professeure des écoles, spécialisée dans l'enseignement du chinois. En 2016, j'ai créé ma première entreprise : une start-up qui développe des logiciels pour l'apprentissage des langues étrangères. C'est ainsi que j'ai fait mes premiers pas dans le monde de la tech.
En parallèle, j'ai traversé un épisode très difficile : comme une femme sur six au cours de sa vie, j'ai été victime de violences conjugales. Il m'a fallu du temps pour prendre conscience de la gravité de ce que j'avais vécu, pour comprendre et déculpabiliser. Cela m'a demandé beaucoup de lectures, de recherches et de recul.
Comment cette expérience a-t-elle donné naissance à Opale Care ?
Cette période d'errance m'a marquée. Une fois séparée, je me suis retrouvée face à une incompréhension profonde : pourquoi étais-je partie si soudainement, sans parvenir à mettre des mots dessus ? Comment éviter que d'autres femmes ne vivent cette même solitude, cette même incertitude ? Cette question est devenue une obsession.
Opale Care est née de cette réflexion, mais également d'un constat : les violences conjugales concernent majoritairement les femmes à l'intérieur du foyer, mais elles impactent tout le reste de leur vie. Une femme est la même personne au travail, à la maison, au supermarché ou à la banque. Il n'y a rien d'intime dans ces violences. Elles ont certes lieu dans le foyer, mais leurs conséquences s'étendent à toute la sphère sociale et professionnelle.
Vous parlez d'une charge sociétale immense. Avez-vous des chiffres pour illustrer cela ?
Absolument. Une étude menée en 2006, avant MeToo, à une époque où seule une infime partie des victimes portait plainte – 36 000 femmes par an à l'époque contre 271 000 aujourd'hui –, avait chiffré le coût sociétal des violences conjugales à 68 000 euros par victime et par an. Ce coût se répartit entre la santé, le social, le juridique et le judiciaire. Mais surtout, 44 % de cette charge est directement imputable aux employeurs.
Aujourd'hui, le Ministère de l'Intérieur estime que seulement 14 % des victimes porteraient plainte. Cela signifie qu'il y a en réalité environ 1,9 million de victimes par an. C'est colossal.
Pourquoi les employeurs supportent-ils une part si importante de ce coût ?
La raison principale, c'est la perte de productivité, qui est massive. Les violences conjugales s'immiscent jusqu'au lieu de travail dans plus de 55 % des cas. Comment pourrait-on attendre de quelqu'un qu'il travaille efficacement quand il craint pour sa vie ?
Et cette peur, elle n'est pas uniquement liée à la violence physique. C'est également une souffrance psychologique telle que certaines femmes envisagent de mettre fin à leurs jours pour que cela s'arrête. Dans ces conditions, se concentrer sur un travail devient impossible.
Mais ce n'est pas tout. La perte de productivité concerne aussi l'agresseur. Entre les incarcérations, les temps passés à harceler leur conjointe pendant qu'elle travaille… Tout cela a un impact direct sur l'activité économique. Au final, une victime représente à elle seule environ 30 000 euros de charges pour un employeur.
Ces chiffres peuvent-ils faire office de levier pour impliquer davantage les entreprises dans ce problème sociétal ?
Absolument. Aujourd'hui, les entreprises ont des obligations en matière de risques psychosociaux. Non seulement elles doivent prévenir ces risques, mais aussi agir pour les empêcher. Or, quel risque plus grand existe pour une salariée qu'être victime de violences au sein de son foyer ? Les conséquences sont longues à effacer : elles bloquent les carrières, freinent l'accès à des postes de responsabilité et pèsent sur l'ensemble de la performance professionnelle.
Je me souviens avoir lu les travaux d'une chercheuse, psychiatre et docteur en psychologie, qui montrent qu'une femme victime de violences a 16 fois plus de risques de développer une dépression. Ce chiffre est éloquent, et pourtant il reste peu connu. Quand on parle de santé mentale, de burn-out ou de productivité, il est impossible d'ignorer l'impact des violences conjugales.
Comment fonctionne Opale Care pour aider les victimes ?
Nous avons mis en place un questionnaire anonyme composé de 200 questions, qui couvre tous les aspects de la vie conjugale. En 15 à 20 minutes, il permet d'identifier différents types de violences : physiques, sexuelles, administratives, psychologiques, économiques, cyberviolences et violences vicariantes (impliquant les enfants).
Le questionnaire donne un diagnostic précis et des informations claires sur les situations identifiées. Il replace également ces actes dans un contexte juridique, car souvent, les victimes ne savent pas que ce qu'elles subissent est condamnable. Parfois, mettre des mots sur les choses suffit à enclencher une prise de conscience.
À partir des réponses obtenues, nous orientons les victimes vers des associations pertinentes selon leurs besoins, leur localisation, leur situation personnelle (orientation sexuelle, composition du couple, etc.) et évitons ainsi de leur imposer une charge mentale supplémentaire.
L’accès aux associations est-il si difficile ?
Trop souvent, les victimes se heurtent à une charge mentale immense lorsqu'elles cherchent de l'aide. Les informations sont dispersées, difficiles à trouver, et beaucoup ne se sentent pas légitimes. Par exemple, lorsqu'une femme blanche, cadre, arrive sur une page qui parle d'excision en Afrique ou d'autres sujets très graves, elle peut se dire : “Ce n'est pas pour moi, ce que je vis est beaucoup moins grave”. On est éduquées à minimiser.
Avec Opale Care, nous éliminons cette charge en triant les informations selon les besoins de la victime : localisation, orientation sexuelle, situation familiale... Cela permet d'accéder rapidement et efficacement à l'aide nécessaire.
Quel est le rôle des entreprises dans votre modèle ?
Nous travaillons directement avec les entreprises pour les aider à accompagner leurs salariées victimes de violences. Nous leur fournissons un SaaS (logiciel en ligne) personnalisable, où elles peuvent centraliser les aides existantes : congés pour déposer plainte, dispositifs d'accompagnement juridiques, aides financières, etc.
Cela permet aux salariées de connaître leurs droits et de s'en saisir sans avoir à passer par des étapes complexes ou intrusives. Par exemple, une salariée peut obtenir un congé pour aller porter plainte sans que cela soit visible sur son bulletin de salaire, afin d'éviter d'attirer l'attention de son agresseur.
L'objectif est simple : faciliter le parcours de sortie des victimes et leur libérer de la charge mentale liée à leur situation. En retour, les entreprises bénéficient d'une meilleure productivité et répondent à leurs obligations en matière de risques psychosociaux.
Pourquoi avez-vous mis en place un tel outil ?
Je vais vous donner un exemple personnel. Lorsque j'ai déposé plainte contre mon agresseur, je suis arrivée avec des centaines de pages de messages de harcèlement sexuel. Parmi ces messages, certains insistaient sur le fait qu'il serait plus rentable de vendre des vidéos de moi sur Internet que de continuer à développer mon entreprise. Je savais que ces messages étaient du harcèlement, mais ce n'est qu'en arrivant au commissariat et en voyant un dossier ouvert pour proxénétisme que j'ai réalisé l'ampleur de ce que j'avais subi. C'est à ce moment-là que j'ai compris combien il était crucial de pouvoir replacer ces actes dans un contexte juridique, de donner aux victimes les outils pour comprendre ce qu'elles vivent et de nommer les violences.
Quels sont les principaux défis que vous avez rencontrés pour lancer ce projet ?
Cela a été un processus long et personnellement difficile. Pendant deux ans, j'ai hésité à me lancer, par peur des répercussions. Finalement, un concours organisé par La Poste m'a permis de présenter mon projet publiquement, et j'ai franchi le pas. Aujourd'hui, je sais que c'était le bon moment.
Sur le plan personnel, je suis toujours en danger, car mon agresseur est en liberté et l'accès à la justice reste extrêmement long. Mais paradoxalement, la visibilité que m'offre Opale Care me donne un sentiment de protection.
Pensez-vous que la technologie et le digital permettent aujourd’hui de lever les tabous qui entourent la parole des femmes victimes de violences ? Que peut apporter concrètement la tech dans ce contexte ?
J’en suis absolument persuadée. Personnellement, je n’ai jamais osé demander de l’aide à une association. Je ne me sentais pas légitime, et pourtant, j’ai subi des violences sexuelles et psychologiques graves.
La technologie permet d'agir immédiatement et sans barrière. Avec Opale Care, une victime peut effectuer un diagnostic sans avoir à appeler une association ou à se justifier. Elle peut obtenir des réponses immédiates et des solutions adaptées à sa situation. Cela enlève la crainte de se sentir illégitime, un frein majeur pour beaucoup de femmes.
En analysant les signaux précurseurs grâce à la technologie, en les rendant accessibles et compréhensibles, nous permettons aux femmes de détecter les comportements à risque. Les violences ne surviennent pas brutalement. Quelqu’un qui frappe ou qui viole, c’est quelqu’un qui s’est autorisé à le faire, progressivement. Ces schémas sont étudiés par des chercheurs, des chercheuses, et nous, avec Opale, nous les rendons visibles et l'information accessible.
La tech permet aussi de lutter contre les clichés. Non, les violences conjugales ne concernent pas uniquement certaines classes sociales ou certains profils. Elles concernent tout le monde. Mon parcours personnel montre bien que ce n'est pas une question d'éducation ou de statut social.
Quand je présente ma solution, je dis toujours que j’ai vécu des années de violences conjugales, mais que je ne suis pas une “femme battue” au sens où on l’entend souvent, c’est-à-dire une victime qui cache des bleus ou des ecchymoses derrière des lunettes noires.
Sur LinkedIn, j’ai publié mon CV avec ces mots : “Cheffe d’entreprise et survivante de violences conjugales.” Il a été vu plus de 250 000 fois. J’ai reçu des centaines de messages de femmes qui se reconnaissaient dans mon histoire, mais qui n’avaient jamais osé en parler, parce qu’elles ne “rentraient pas dans les cases.” La tech permet de dépasser cela. Une femme m’a écrit récemment : “Merci, grâce à vous, je n’ai pas recontacté mon conjoint violent.” Ce sont nos plus belles victoires.
Où en est aujourd'hui Opale Care ?
Nous avons lancé notre solution fin août 2024 et accompagné près de 3 000 femmes en quelques mois. Nous travaillons actuellement avec plusieurs entreprises et sommes en discussion avec une dizaine de grands groupes pour déployer notre outil.
Quel est le modèle économique d’Opale Care ? Comment assurez-vous la viabilité de votre solution ?
Le business model d’Opal repose sur un accès SaaS destiné aux entreprises. Concrètement, nous proposons un abonnement annuel renouvelable, calculé en fonction des effectifs salariés. Notre approche commence par un bilan d’entrée avec les entreprises partenaires, afin d’analyser les dispositifs existants et d’identifier les besoins spécifiques. Ensuite, elles accèdent à notre plateforme personnalisable, où elles peuvent intégrer leurs ressources internes, contacts, aides disponibles, etc.
Notre solution inclut aussi des ressources en communication, à la fois internes – comme du matériel imprimé ou digital pour sensibiliser les équipes – et externes, via des campagnes médiatiques. La double exposition est cruciale : si une personne entend parler d’Opale parce que son employeur en a parlé et parce qu’elle a vu une campagne dans les médias, cela renforce sa confiance dans l’outil. Nous levons ainsi certaines craintes, comme celle que les réponses soient surveillées par l’employeur. D’ailleurs, pour garantir l’anonymat, nous ne collectons aucune donnée personnelle : ni IP, ni nom, ni email. Ce modèle est solide, car il soulage l’entreprise tout en protégeant la personne concernée.
La gestion de ces situations incombe-t-elle aux ressources humaines ? Ont-elles réellement les outils et la formation adéquate pour y faire face ?
Selon moi, ce n’est pas leur rôle. Former des managers à détecter les signes de violences conjugales, c’est supposer que ces signes sont visibles. Mais ce n’est pas toujours le cas. Cela crée une responsabilité injuste : s’il se passe quelque chose de grave et que le manager ne l’a pas détecté, on pourrait lui en faire porter la culpabilité. Et quelle entreprise souhaite que son RH soit traumatisé après avoir entendu des histoires insoutenables ?
Une victime n’a pas à se livrer à quelqu’un avec qui elle travaille. L’entreprise n’a pas à jouer les psys ou les analystes. C’est une manière de protéger tout le monde, les salariés comme les managers. L’humain est bien sûr nécessaire à d’autres étapes, mais pas dans l’urgence de la première prise de conscience.
Et pour atteindre le plus de femmes et d’entreprises possible, quelle est votre stratégie ?
Faire parler de nous, partout. J’ai huit ans d’expérience dans la tech. J’ai déjà fondé une entreprise innovante, GlobSpeaker, qui existe encore aujourd’hui. J’ai évolué dans un environnement strictement masculin, j’ai construit un réseau et acquis les compétences pour lancer ce projet. Je ne monte pas une association – même si elles font un travail formidable – car on ne peut pas tout leur déléguer avec des budgets ridicules.
Avec Opale, je veux agir à la racine, sur le long terme, et apporter une solution structurée, mesurable. Grâce à notre SaaS, nous collectons des données anonymisées qui nous permettent de mesurer l’impact : les types de violences, les signaux relevés… On ne sait pas qui répond, mais on sait ce qu’il se passe. C’est indispensable pour démontrer l’efficacité de notre outil.
Comment voyez-vous l'avenir d'Opale Care ?
Je veux que l'on voie le logo d’Opale partout : dans les banques, les assurances, les lycées, les entreprises... Il faut que cela devienne un automatisme, car les violences conjugales sont un problème massif qui nécessite une réponse massive. Mon objectif est que personne ne soit laissé sur le bord du chemin.
Je rêve qu'un jour, Opale Care n'existe plus parce qu'il n'y aura plus besoin de nous. Mais en attendant, nous avons un travail colossal à accomplir.